mercredi 18 juin 2014

Vous avez dit, inclusion ?


Invité à prendre la parole hier lors du colloque « Familles, handicaps et inclusion » organisé par La Ligue des familles, à Bruxelles, j'ai fait une intervention manifestement très appréciée, à contre-courant d'un "satisfecit" ronronnant qui nous laisserait croire que tout va bien en la matière.
3 aspects abordés :  l’enseignement, les loisirs et les lieux de vie à l’âge adulte.
Bonne lecture.


L’inclusion
Par Luc Boland, Président de la Plateforme Annonce Handicap et de la Fondation Lou, Administrateur délégué du festival « Extra & Ordinary People »
et papa de Lou, 15 ans, aveugle et déficient mental léger (syndrome de Morsier)

Bruxelles, 17 juin 2014

Au-delà des mes fonctions à la tête de trois associations autour du handicap, c’est en mon nom de papa d’un enfant qui ne connaît pour ainsi dire pas l’inclusion, que je m’exprimerai.
J’ai fait le choix de ne pas citer ici toutes ces exclusions et inégalités, mais bien d’essayer de décoder les situations qui génèrent ces exclusions. Je me permettrai donc, dans les dix minutes de paroles qui me sont offertes, d’offrir un regard très critique, non pas sur le principe de l’inclusion, mais bien sur sa réalité et sa réalisation à ce jour, au risque de jouer le trouble fête.

Petit retour en arrière un instant si vous le voulez bien, en revenant sur La définition même du terme « inclusion » tel que défini par Geert Van Hove de l’UZ Gent, en 1996) : l’inclusion implique le fait de « faire partie d’un tout », « d’être inclus », « d’appartenir ».  Cela implique une acceptation inconditionnelle de la personne avec un handicap, sa participation active ou le fait d’être juste présente, et surtout le fait de ne pas devoir prouver ce qu’elle peut faire avant d’être admise à participer.
Jos van Loon (directeur de la Fondation Arduin aux Pays-Bas) donne également une définition simple et très parlante: « L’inclusion commence avec la prise en compte de la diversité dans la communauté. Le terme d’Inclusion s’oppose à celui d’intégration, qui signifie qu’un groupe (« nous ») invite un groupe (« eux ») à le rejoindre. L’inclusion implique que seul existe un et un seul groupe : « nous ».
Tel est donc le sujet de cette journée.
Si cette définition est une évolution sémantique dans le regard de l’humanité sur son prochain, si l’inclusion est un droit et une nécessité, celle-ci est non seulement totalement insuffisante à ce jour en Belgique francophone, mais surtout, elle se pratique à deux vitesses, créant une fracture au sein même du secteur du handicap, en laissant les plus fragiles (« les plus handicapés ») au bord de la route de cette inclusion ou en créant une inclusion parfois de façade. Je m’en vais m’expliquer ici avec trois exemple concret : l’enseignement spécialisé, les loisirs et les lieux de vie à l’âge adulte.

Au niveau de l’enseignement spécialisé

A ce jour, l’inclusion dans l’enseignement se pratique dans un paradoxe total.
Quelques chiffres issus des rapports de la CFWB pour vous en convaincre :
Il y avait, en 1994, 26.887 élèves fréquentant l’Ens. Spécialisé. En 2001, on en dénombrait 28.878. En 2011, ils étaient au nombre de 34.598 élèves.
Selon ces données et en 20 ans, les élèves fréquentant l’enseignement spécialisé sont donc en constante augmentation de près de 25%, et représentent 4,8% de la population scolaire.
La plus forte croissance dans l’enseignement fondamental spécialisé s’observe dans les troubles des apprentissages (Type 8) et dans les retards mentaux légers (type 1) : ensemble, ils représentent 66 % de la population de l’Ens. Sp..
En secondaire : le type 1 forme 3 (retard mental léger) représente 52% de la population et est en augmentation de 83 % en 15 ans. Le type 3 (troubles du comportement et/ou de la personnalité) est quant à lui en augmentation de 60 %.

En regard de ces chiffres, prenons maintenant ceux de l’intégration :
On est passé de 191 élèves en 2006 à 512 en 2009, puis à 1.201 élèves en 2012 (dont 800 sont en intégration complète). Point positif, on notera donc que les chiffres ont plus que doublé durant ces trois dernières années.
C’est l’enseignement de type 7 (déficiences auditives) et type 8 (troubles des apprentissages - dont on notera qu’il n’existe pas de cursus dans le secondaire de l’Ens. Sp.-) qui intègrent la plus grande part de ces élèves : 720 proviennent du type 1 et 8, 208 du type 7.

Que retirer de tous ces chiffres ?
Qu’il n’y a jamais eu autant d’enfant dans l’enseignement spécialisé. D’un côté et en 10 ans, on a intégré un peu plus de 1.200 élèves alors que dans le même temps on en a exclu un nombre sans cesse croissant (près de 6.000).
De même, l’inclusion ou « intégration » ne s’adresse qu’aux élèves porteurs de handicap « les plus performants ». Cela concerne avant tout une population d’enfants majoritairement déficients auditifs ou des enfants ayant des troubles légers de l’apprentissage ou de comportement.
On a vu l’explosion d’enfant passant de l’enseignement fondamental vers l’enseignement spécialisé de type 1 et 8, comme si l’enseignement ordinaire ne pouvait plus s’accommoder et inclure des enfants ayant le moindre trouble de l’apprentissage.

Enfin et j’insisterai lourdement sur ce point, l’inclusion a pour effet pervers de concentrer dans certains types d’enseignement spécialisé, des enfants porteurs de handicap plus lourds et multiples, auxquelles les normes actuelles (1 enseignant pour 9 élèves) ne peuvent plus offrir d’encadrement suffisant, condamnant ces jeunes à une scolarité de « deuxième zone », quand elle ne devient pas tout simplement inexistante.

Au niveau de l’accès aux loisirs et à la culture :

Que dire aujourd’hui de l’inclusion dans la culture et les loisirs ?
« La culture distingue autant qu’elle rapproche.
Toute société est fondée sur la culture, qui unit et distingue les individus et les groupes qui la constituent. (…) Elle permet à chacun de s’inscrire à la fois dans une histoire, une identité et de s’en échapper pour exister par soi-même. »  (Eric Favey – Ligue de l’enseignement – France)
Cette définition est intéressante en regard à celle de l’inclusion. Elle démontre, si l’en est besoin, que l’inclusion passe par une place pour chacun dans la culture et plus largement dans les loisirs.
Je n’aborderai pas ici les problèmes d’accessibilité des lieux publiques, tant cette problématique reste d’actualité, tant elle est abondamment revendiquée et en très lente réalisation, mais je relèverai juste deux exemples concrets (il pourrait y en avoir beaucoup d’autres) qui démontrent qu’une réelle politique d’inclusion doit se penser à tous niveaux de pouvoir, dans tous les détails et de manière volontaire.

Prenons l’exemple de la télévision et de l’audiovisuel qui est une matière que je maîtrise bien. En France depuis 2013, toute coproduction avec le service publique se doit de livrer un programme audiodécrit (pour les aveugles et malvoyants) et sous-titré (pour les sourds et malentendants), de même au 1er janvier 2015, toutes les salles de cinéma françaises devront pouvoir offrir l’audiodescription et le sous-titrage à la demande.
Qu’en est il aujourd’hui en Belgique et à la RTBF ? Rien, de rien, de rien, hormis une traduction en LS du journal télévisé. Pire, les cablo-distributeurs ne sont mêmes pas tenus de diffuser les canaux des audiodesciptions et sous-titrages des télévisions françaises ou étrangères et ne le font donc pas, alors qu’il suffit d’un simple accord  de « routage » des signaux à leur réception et à la distribution.

Autre exemple : les académies de musique. Avec le règlement rigide de la Communauté française qui oblige l’apprentissage du solfège pour la pratique de tout instrument, les académies excluent, de facto, toute personne ayant un éventuel potentiel musical, mais n’ayant pas les facultés mentales pour apprendre le solfège.

Quant aux activités sportives, elles font tout simplement l’objet d’une sous-fédération qui cloisonne le handi-sport des autres disciplines, alors que paradoxalement, le terme même de « handicap » trouve son origine étymologique dans le sport et plus particulièrement dans les courses hippiques, visant à mettre tout un chacun sur un pied d‘égalité.

Enfin je terminerai ce chapitre en évoquant le manque cruel d’inclusion et le manque béant d’offres dans les activités parascolaires, les stages, les mouvements de jeunesse et autres activités culturelles ou de loisirs, qui nous amènent, en qualité de parent d’un enfant handicapé, à devoir nous occuper en permanence de notre enfant.

Je finirai mon intervention avec un dernier point : l’inclusion sociale.

Qui parle d’inclusion, parle de « vivre ensemble ».
Une fois encore, qu’en est-il aujourd’hui ?
Au siècle passé, aux lendemains des guerres mondiales et dans le monde occidentale, la prise en charge de la personne handicapée s’est construite sur le principe de grandes institutions, souvent reléguées loin des regards et de la société.
Depuis 30 ans, une désinstitutionalisation a démarré aux Etats-Unis, en Angleterre, dans les pays scandinaves et aux Pays-Bas, avec la fermeture des institutions de grande taille, la transformation éventuelle de ces institutions, jusqu’à la création de logements intégrés et donc inclusifs.

Où en sommes-nous aujourd’hui en Belgique ?
Dans une situation catastrophique suite à un moratoire sur la création de places depuis 1997. Seules des initiatives privées ouvrent la voie à la création de nouvelles places au compte-goutte. Bruxelles ne dispose pas de chiffres, quant à la Wallonie, le nombre de places est limité 10.500, créant, ici et là, un déni sur les 3% de naissances annuelles de personnes porteuses de handicap et l’augmentation de leur espérance de vie.
Dois-je rappeler que la Belgique a récemment été condamnée à ce propos ?
Il manque plusieurs centaines de places en Belgique francophone et nombreux sont les parents démunis qui gardent leur enfant handicapé devenu adulte à domicile, les excluant de la société.

Conclusion :

En guise de conclusion et de réflexion, je citerai ici une phrase de Jean-Yves Le Capitaine :
La notion d’inclusion a un statut paradoxal : d’une part, elle a une visée démocratique et émancipatrice en donnant à chacun, quelles que soient ses caractéristiques, une véritable place de droit et d’égalité dans la société ; d’autre part, elle émerge dans les bagages d’une société inégalitaire et normative, qui prône la performance, la compétition, et se satisfait de nombre d’exclusions ou de désaffiliations. (Le Capitaine Jean-Yves, « L'inclusion n'est pas un plus d'intégration : l'exemple des jeunes sourds », Empan 1/ 2013 (n° 89), p. 125-131)
En regard à cette réflexion et à tous les exemples que j’ai évoqué, il est évident que le chemin de l’inclusion en appelle à un chantier titanesque, une révolution copernicienne qui ne pourra se faire qu’à la condition que chaque élu, chaque administration, dans ses matières et compétences, inscrivent ce principe élémentaire.

Je terminerai mon intervention en revenant sur notre vécu et résumant très simplement notre situation : je suis le papa d’un enfant porteur de handicap qui vit très peu  l’inclusion au quotidien et qui ne bénéficie pas des mêmes droits que les autres : en termes de droit à un enseignement de qualité, à l’accès aux loisirs et à la culture, au droit fondamental au logement lorsqu’adviendra sa vie adulte.
Je n’ai pour seule arme pour tenter de l’inclure dans la société, que de mettre en avant ses capacités musicales plutôt que ses incapacités.

Je vous remercie pour votre attention.

Addendum :


Types d’enseignement spécialisé :
Type 1 : Retard mental léger
Type 2 : Retard mental modéré ou sévère
Type 3 : Troubles du comportement et/ou de la personnalité
Type 4 : Déficience physique
Type 5 : Maladies ou convalescence
Type 6 : Déficiences visuelles
Type 7 : Déficiences auditives
Type 8 : Troubles des apprentissages

Sources principales :
« CFWB Enseignement Indicateurs 2013 - document complet » (ressource 10341)
« CFWB Indicateurs 2007 - document complet » (ressource 1711)
« Rapport_J’habite dans ma maison VF3 » (Inforautisme)
« Exclusion autistes Bruxelles » (Inforautisme)
« Centres Pour Personnes Handicapées » (document CNE)
« L'inclusion n'est pas un plus d'intégration : l'exemple des jeunes sourds », Le Capitaine Jean-Yves, Empan 1/ 2013 (n° 89), p. 125-131
« Handicap toi-même » (film) (A chacun son cinéma - Le potelier des Pilifs)

4 commentaires:

Valérie C a dit…

Luc, merci pour cette communication pudique juste et complète. En effet, si des efforts sont faits en matière d'intégration (encore que bien souvent liés à la persévérance de parents d'enfants concernés), l'inclusion, terme bien plus complet en ce qu'elle concerne l'être dans sa globalité, est en grand retard, et l'on pourrait même se demander si l'intégration a un sens quand elle n'est pas suivie (comprise) dans une politique plus globale d'inclusion!!! Merci pour vos mots une fois si juste, merci pour votre intervention, puisse-t-elle faire réfléchir et évoluer les mentalités. Admirative, je vous adresse tous mes encouragements dans cette longue entreprise!

Berlebus (alias Luc Boland) a dit…

merci, Valérie ! Hé oui, long est le chemin. ;-)

Anonyme a dit…

On ne devrait même pas employer ce mot " intégration""
Cela prouve bien que la société n'a toujours pas compris que chaque Homme est Un ...
J'aurais rajouté bien haut et fort : oui messieurs mesdames ..Lou ,Paul ,Anne ..Marie ..et vous même êtes différents ..pourquoi n'aurions nous pas les même droits ..c'est ni plus ni moins un racisme masque ..
Je sais ..il faut de la patience ..lorsque pendant des années on se cogne contre les murs pour faire entendre nos voix .
Les années passent ..heureusement des parents comme vous prennent le relais .
Merci ..grand merci
Claude

Berlebus (alias Luc Boland) a dit…

Certes, Claude, mais la réalité est là. ;-)