jeudi 8 octobre 2009

Dix minutes chrono (1)

Mercredi 7 octobre, 16h30.
De retour à la maison.
Le living est calme. Lumières allumées. Du bruit dans la cuisine. Claire prépare le goûter du bonhomme. Je me retourne et aperçois Lou, vautré tête la première dans le fauteuil.
- Salut, mon bonhomme !
Pas de réaction. Il reste immobile.
- Hé, salut, gamin !
Il se redesse.
- Bonjour, papa.
- Tu es rentré tôt, aujourd’hui.
Platonique :
- Ouais...
- Tout va bien ? Tu t’endormais ?
Eternel petit pincement à l’idée d’un retour en arrière.
- Non.
Tout de go, sur un ton charmeur :
- Tu viens me faire des petites doudouces dans le fauteuil ?
Prenant le même ton que lui :
- J’arrive, mon petit gars. Je vais d’abord saluer ta maman.


Quelques instants plus tard, je le rejoins et m’assieds à côté de lui.
- Alors, mon grand, comment s’est passée ta journée ?
- J’ai pas mangé à midi.
- De nouveau ?
- Oui.
- Et j’ai pas mangé le dessert.
- Bah, Loulou, c’est dommage...
De la cuisine, Claire intervient :
- Quel était le repas ?
Lou hésite, ne répond pas.
Je l’encourrage : “Réflechis”.
J’ai face à moi le penseur de Rodin, version junior. Même position, excepté le poing retourné au niveau du front.
Cinq secondes de silence puis une réponse inattendue :
- Non, hier j’ai pas mangé le repas, mais ce midi, j’ai mangé  – un temps – , mais pas le dessert.
- Tu es sûr, Lou ? Ce n’est pas grave si tu n’as pas mangé ton repas, mais essaye de bien te souvenir de ce qui s’est passé ce midi.
Lou esquisce un sourire :
- Oui, j’aime mangé ce midi. Mais pas le dessert.
- C’est chouette Lou.
Il se penche vers moi et me présente son visage pour recevoir des câlins, en psalmodiant les mots rituels :
- Des... ? – dou...  douces à mon Chouchounet que j’aime !
- Attends, bonhomme. Raconte-moi d’abord la suite. Pourquoi n’as-tu pas mangé le dessert ?
- Parce que j’aime pas.
- C’était quoi ?
- Des Choco-Princes.
- Bah... T’aimes bien les Choco-Princes !
Avec à plomb :
- Et bien, j’aime plus ! J’aime pas le chocolat.
- T’es incroyable, mon bonhomme. Tout les enfants aiment le chocolat... sauf toi !
En réalité, Lou ne déteste pas le chocolat. Il n’est simplement pas demandeur. Pourtant nous avons fait le forcing sur maints aspects de son apprentissage depuis deux mois, dont celui d’une ouverture vers de nouveaux goûts culinaires qu’il refuse habituellement d’appréhender. Ainsi, se plie-t-il, depuis lors, à boire un petit fond de différents breuvages durant les repas, avant de recevoir son éternelle verre d’eau platte. Sans grande passion – il faut bien l’avouer –, mais avec obéissance et forces grimaces. Ce soudain rejet des Choco-Princes correspond plutôt au “deal” qui s’est installé avec ses nouvelles éducatrices : un repas refusé sera mangé le lendemain. Les jours où le menu ne lui plaît pas, il refuse généralement, reporte l’échéance et tient ses engagements le lendemain. L’éternelle joute autour de ses repas. Toute nouvelle personne investie du rôle nourricier n’y échappe pas.
- Moi, j’aime bien le chocolat, mon gars ! ...Et sinon, comment s’est passé ta journée à l’école ?
- On a écouté la météo.
- Ah, bon ! Et pourquoi ?
- Pour les commentaires du “Papa Mouton”.
Les raccourcis de Lou.
Je feins de ne pas comprendre et fais l’étonné.
- Qu’est ce que tu me racontes, Lou ?
Je le vois se renfrogner. Il me croit fâché. Je reprends, d’une voix posée et sans aucune animosité :
- Excuse-moi, Lou, mais je n’ai simplement pas compris. Qu’est ce que les commentaires du “Papa Mouton” viennent faire à l’école ?
- C’est pour les commentaires de foot !
- Tu sais quoi, Lou ? En réalité, j’ai bien compris de quoi il s’agissait parce que je te connais. Mais vois-tu, les autres ne comprendraient rien à ton histoire si tu racontes les choses en faisant des raccourcis : météo égale commentaires du “Papa Mouton” !
Je le vois sourire. Il semble comprendre. J’enfonce le clou :
- En réalité, tu as voulu me dire que  vous avez écouté la météo pour savoir s’il pleuvra demain. Parce que s’il ne pleut pas, il y aura le match de foot et toi, tu pourras rester près de Monsieur Guy pour l’écouter faire les commentaires ...que tu associes au ton du mouton ...raison pour laquelle tu appelles Monsieur Guy : “Papa Mouton”.
Lou, Fier :
- Oui !
Pour la petite histoire, un match de football est organisé régulièrement les mardis dans son école, depuis le printemps dernier. Lou n’y participe pas – et pour cause -, mais il adore s’asseoir près de son ancien instituteur qui, pour mettre de l’entrain, fait des commentaires à la Thierry Roland. Comme tout ce que Lou adore a furieusement tendance à être associé au papa mouton – un comble ! -,  Monsieur Guy est devenu le “papa Mouton” commentateur.
Dès avant la rentrée, il était impatient de revivre un match. Il voulait même offrir à Monsieur Guy son oreillette-micro qu’il utilise occasionnellement pour chanter, afin que ça “sonne” encore plus “commentaires de foot”, comme à la télévision. Complices, nous nous sommes contentés de lui offrir un porte-voix en carton que j’avais réalisé par le passé.
Hélas, mardi dernier, le match a été annulé pour cause de pluie. Il y a quelques mois encore, une telle contradiction aurait eu pour effet de stresser Lou et de le mettre de (très) mauvaise composition. L’annulation a fait l’objet de discussion avec son instituteur et d’une échéance future pour ramener le bonhomme dans des perspectives positives.
Retour au présent :
- Maintenant que tu es un grand garçon, Lou, tu es capable de réfléchir à l’histoire que tu racontes. Tu es capable de bien tout expliquer pour qu’on comprenne de quoi tu parles.
Je lui réexplique la chronologie complète de son récit telle qu’il devrait le faire. Au fur et à mesure, je le vois se distraire, commençant à se tappotter les joues en inventant une rythmique.
- ...Tu as compris, Lou ?
- Ouais...
- Qu’est ce que je viens de t’expliquer ?
Silence.
Rodin junior, bis.
- Loulou ?
- Pourquoi tu me demandes d’expliquer ? J’ai écouté.
- Je voudrais juste être sûr que tu as bien compris, parce qu’il arrive souvent que tu sois distrait, déconcentré. C’est important, ce que je viens de t’expliquer.
- Je sais plus.
Je garde immuablement un ton rassurant et encourageant :
- Allez, réfléchis, p’tit gars. C’est un bon excercice. Je te parlais de quoi ?
Ses yeux se promènent dans tous les sens. Il fouille sa mémoire. J’attends. Dix secondes. Puis il se lance :
- Que je dois bien expliquer les choses !
- Yes, mon gars ! Bravo !
Il vient se serrer dans mes bras.
- Tu deviens un super grand garçon, Lou. Par exemple, à propos du match de foot, je trouve cela super que tu acceptes l’imprévu, la pluie. Aujourd’hui, si tu le décides, tu es capable...
m’interrompant :
- Papa, papa, je dois te raconter une histoire !
- Attends, retiens bien ce que tu veux me dire. Je termine. Je trouve ton comportement super chouette !
J’enchaîne en prenant un risque :
- Et tu vois, demain, d’après ce que j’ai entendu à la météo, ce ne sera peut-être pas possible non plus de faire le match de foot, mais tu es capable maintenant de comprendre et de patienter. Ce sera peut-être pour la semaine prochaine...
- Attends, papa ! Ou ce sera l’année prochaine... Ou pendant les grandes vacances, ou jamais !
- Mais non, Lou. C’est vrai qu’on entre dans l’automne et qu’il faudra peut-être attendre le printemps...
La pillule passe.
- Alors, qu’est ce que tu voulais me raconter comme histoire ?
- Euh...
Je le sens perdu. Il fouille dans sa mémoire.
- Je... euh... C’était...
- Prends ton temps, Lou.
Son visage s’illumine :
- Ah, oui, je voulais te raconter l’histoire de la météo.
- Je t’écoute !
Fier, enjoué :
- Et bien, tu sais quoi ? J’écoutais la météo et je suis tombé !
Nouveau raccourci.
- Comment ça ?
- Ben oui, j’étais dans mon lit. J’imaginais que j’écoutais la météo et je suis tombé !
Il rit et enchaîne :
- Je croyais que j’écoutais la météo, mais j’étais endormi ! J’ai eu la sensation que je suis tombé et je me suis réveillé dans mon lit.
- T’as fait un rêve !
Heureux comme tout de sa prise de conscience :
- Oui !
- Et quand ça s’est-il passé ?
- Cette nuit.
- La nuit passé, tu veux dire ?
- Oui !
- Il exulte de joie.
Claire se joint à nous. Nous partageons son plaisir et sa fierté. Il aime se souvenir de ses rêves et les récits de somnambulisme le fascinent.
A ce propos, je me demande toujours quelles formes sensorielles prennent ses rêves ?

Suit la séance tant attendue de câlins sur les joues, de frissons dans la nuque et de doudouces entre les sourcis. A chaque rituel, sa phrase et son ton. Il tient mes mains pour s’assurer de la bonne exécution des gestes. Son perpétuel besoin de contrôler et de retourner dans le “vécu rassurant”.

Et Lou grandit.
Son potentiel est énorme, mais il faut avancer pas à pas dans la logique d’un monde qui le dépasse.
Un enfant comme lui nécessite un recadrage permanent et une attention personnelle. Malgré la bonne volonté de son instituteur et des éducatrices qui doivent se partager avec de trop nombreux enfants ayant eux-aussi besoins d’attention, il ne bénéficie pas de l’encadrement scolaire qui lui serait nécessaire pour le faire grandir à un rythme suffisant. Tel est le système et les moyens disponibles pour de tels enfants.
Et ce soir, cette perspective hantera une fois encore mes pensées.



6 commentaires:

ANDREE a dit…

Quel petit coquin ce Lou et irrésistible à ce que je vois...

as a dit…

J'ai une pensée qui me traverse l'esprit. En dehors des particularités de Lou, est-ce qu'il est plus difficile à un enfant non voyant de comprendre le déroulement du temps ? Nous nous aidons beaucoup de la luminosité sans en prendre conscience pour différencier le matin, la journée ou le soir.

Gwendoline a dit…

Bravo pour les progrès de Lou =D
Comment s'est passée la journée sans match pour Lou? Bizou à tous <3
ps: aujourd'hui je suis passée à l'école pour les enfants handicapés de la vue tout prés demon école et j'ai trouvé pleins de choses intéressante. je vais commencer mon travail d'école, pourrais-je parler de la fondation Lou?

Corinne a dit…

Bravo Lou ! Que de progrès et quelle patience acquise !
(ouf pour la mélatonine)

Bèrlebus a dit…

;-) Corinne.
Gwendoline, vous pouvez sans problème parler de la Fondation. Avec plaisir, même.

Gwendoline a dit…

D'accord merci :D Je la ferai connaitre alors ;-)