mercredi 17 février 2021

Le fil(m) de la vie

(Réaliser un film ou faire un enfant…)

Je voudrais réaliser le film imaginé dans ma tête. Il sera l’œuvre de ma vie, mon « enfant ». Je rêve que le moindre détail atteigne la perfection des images que je m’en suis faites. Je voudrais le meilleur et j’espère qu’il sera apprécié par le monde entier.
L’histoire me semble bien bâtie et le projet solide, plein de promesses, mais je dois m’en remettre à la collaboration avec un scénariste qui l’écrira et longue sera la gestation pour qu’enfin il naisse.

Lorsqu’un enfant est conçu avec l’ambition de l’amour, tout parent l’imagine dans le même esprit. Avant même sa naissance, il sera une image rêvée, le reflet du bonheur, la projection d’un film avec une “Happy End”.

Si concevoir un enfant revient à s’en remettre à la grande loterie de la vie, concevoir un film revient à s’en remettre à la confiance placée en la qualité de chacun des intervenants et à ce qu’ils seront prêts ou à même de vous donner : du scénariste au producteur, des acteurs à chaque membre des équipes et à chaque étape.
Dans la réalité de ce long processus, il est rare d’obtenir toutes les conditions rêvées. Un film se compose tout au long de sa réalisation. Des obstacles et handicaps apparaissent souvent. Que ce soit un scénario décevant, un comédien espéré que l’on a pas, des moyens techniques ou un nombre de jours de tournage insuffisants, des conditions climatiques capricieuses, etc. . Et puis, il y a toute l‘alchimie parfois incontrôlable d’une dynamique de groupe qui influera sur le bon déroulement des collaborations.
Le brillant et consciencieux réalisateur Terry Gilliam* ne me contredira pas.
Mais au final, la paternité me reviendra en qualité de réalisateur, qu’il soit donné réponse à toutes mes attentes ou qu’il faille composer avec de très nombreuses restrictions.
Et au final, le film m’apparaîtra imparfait.
J’y verrai tous les défauts. Tout ce qui n’a pu correspondre à celui gravé dans ma tête. Et les autres feront de même, sans chercher à comprendre que ces imperfections sont inhérentes à l’aventure de la conception. Je me sentirai responsable, presque « coupable ».
J’en oublierai la somme des innombrables petites « réussites », les scènes bien faites, ou les exploits accomplis pour faire exister le film au mieux, au plus près de mes espérances. Je serai déçu et chaque impression négative d’un spectateur me déchirera les entrailles et me renverra vers une paternité qui n’était pas celle que j’avais imaginée et dont, aujourd’hui, je suis responsable.

Lorsqu’un enfant naît, atteint de déficience ou de différence mentale, le ressenti d’un parent n’est autre, hormis sans nul doute, qu’il ne maîtrise en rien le processus de procréation. Des pages entières du scénario sont arrachées. Des scènes entières, consciencieusement imaginées, sont supprimées. Le pire des scénarios est imposé.
Le diagnostic fait oublier que la naissance d’un enfant, qu’il soit atteint de déficience, de différence ou non, n’est que le début du processus de sa réalisation.
Si le début du scénario de la vie n’est pas celui que l’on avait imaginé, l’enfant reste tout autant une histoire en devenir et à écrire, un film à réaliser, à sa mesure.
Mais pour ce faire, il est impératif de trouver l’énergie pour se retrousser les manches, embrasser et s’approprier le “sujet” et par-dessus tout, de trouver, tout autour de soi, une équipe prête à vous aider à relever le défi.

Il m’est arrivé, durant ma carrière, de devoir diriger des films sur base de scénarios jugés très imparfaits pour ne pas dire plus... Je réalise combien sans aide, sans bonne volonté des équipes, il m’aurait été impossible de mener à bien ces aventures. Et de garder en souvenir l’incroyable épopée, quel qu’en soit le résultat, avec le plaisir et la fierté d’avoir essayé. Sans soutien et espoir, je n’aurais jamais trouvé l’énergie et la force pour tenter de faire simplement le meilleur film que je puisse faire et de me battre pas à pas pour lui.
De la même manière qu’il est impossible à un réalisateur de tenir tous les rôles, que ce soit physiquement ou compte tenu des compétences de chacun, de la même manière des parents ont besoin d’être entourés, aidés et soutenus.
Et puis, comment appréhender un film si l’on se focalise uniquement sur les problèmes, obstacles et autres aspects négatifs ?

Or le diagnostic, tel un verdict impitoyable, occulte trop souvent toutes les autres facettes de l’enfant, au point de faire porter à son cou l’étiquette de « handicapé », tel un carcan, qui masque toute ses richesses, toutes ses autres potentialités jusqu’à la négation de l’être.
Comment pourrait-on envisager un avenir positif lorsque l’exposé de la situation – le diagnostic – est présenté sous l’unique prisme de l’incapacité, de la déficience et leurs perspectives handicapantes ?

Lorsque mon fils est né et que le diagnostic fut posé quatre mois après sa naissance, il m’a fallu du temps pour appréhender ce scénario imprévu et en accepter les défis innombrables.
Il m’a fallu du temps pour me rappeler que le pire des scénarios peut engendrer le plus beau des films, que la qualité ne se mesure pas aux moyens mis à disposition, mais que pour cela, il faut réécrire et adapter l’histoire avec ce qui est imposé.
Il m’a tout simplement fallu du temps pour comprendre que la création, au même titre que la procréation, n’était pas une compétition ; que les jugements et valeurs sont des prismes pervers et variables selon l’angle choisi ; que seule la prétention égocentrique peut être critiquée voire jugée ; que le quotient intellectuel est une valeur construite selon une norme douteuse qui ne tient nullement compte des huit intelligences, de la faculté d’aimer et plus simplement... d’Etre.
Il m’a enfin fallu du temps pour comprendre que Lou n’était pas un handicapé, mais une personne unique et riche de sa réalité, avec ses difficultés liées à sa cécité et à sa différence mentale.
Seule l’incapacité de la société à lui permettre de vivre simplement sa vie dignement ou à soulager ses difficultés génère les handicaps.

C’est pourquoi il convient pour lui et pour toutes les autres personnes déficientes ou différentes, de leur donner la place qui leur revient : les mêmes droits, la même accessibilité et des moyens adaptés.
C’est pourquoi il est indispensable que dès l’annonce du diagnostic, la société offre à ces familles aides, soutiens et accompagnements, afin qu’une “équipe” puisse permettre à l’enfant différent et/ou atteint de déficience d’être l’acteur de son propre rôle.

La « déficience » est l’image de notre propre vulnérabilité.
La « différence » est le miroir de nos peurs face à l’altérité.
« L’incapacité » est le reflet de nos valeurs.
Quant au « handicap », il sera généré par notre manque de volonté à dépasser nos représentations et par notre propre incapacité à aider et soulager la personne déficiente, différente.

Luc Boland
Papa de Lou, artiste musical aux talents hors-normes, porteur du syndrome de Morsier,
Président de la Fondation Lou (Fondation Privée),
Président de la Plateforme Annonce Handicap
Fondateur de l’asbl EOP !, organisatrice de The
Extraordinary film festival


*Terry Gilliam : réalisateur de « Brasil », « Le Baron Munchausen » et de « Don Quichotte » dont le tournage sera arrêté suite à de nombreux incidents.

Liens :
Lou : https://loub.be/
La Fondation Lou (le syndrome de Morsier) : http://www.fondationlou.com/
La Plateforme Annonce Handicap : http://plateformeannoncehandicap.be/
The Extraordinary Film Festival : https://teff.be/

© Luc Boland

mardi 16 février 2021

L’indécence du bonheur ?

Je me suis souvent posé cette question : faut-il partager publiquement ses moments de bonheur sur les réseaux sociaux au moment où d’autres, si nombreux, souffrent (et particulièrement en cette période de pandémie) ?
Cela fait-il du bien aux autres de voir qu’on peut être heureux ou cela renforce-t-il tantôt la jalousie, tantôt le constat de son propre malheur ?
Suis-je dans le narcissisme ambiant ou vecteur d’un message ?

A titre personnel, cela fait bien longtemps que j’ai fait le choix de partager avant tout le bonheur, sans cacher les souffrances et malheurs occasionnels... mais avant tout le bonheur… et l’espérance. Certains penseront que j’ai de la chance, beaucoup de chance et c’est vrai : j’ai une compagne et complice de tous les instants, de belles grandes filles qui construisent leur vie, un fils porteur de handicap qui continue de progresser dans son autonomie même si celle-ci restera limitée ; je vis dans un pays en paix avec un sécurité sociale (qu’hélas on démonte), j’ai un toit, une petite maison confortable faite de mes mains, un jardin timbre poste mais où fleurissent mille roses que j’ai planté, la santé, un travail que j’aime où se déploie des engagements associatifs et militants qui donnent sens.
Inversement, je pourrais tout autant me lamenter sur tant de choses, tant de sacrifices liés aux handicaps de mon extraterrestre de fils, tant de rêves que je ne réaliserai jamais, faute d’une richesse opulente… et de temps.

Le confinement ? Cela fait 22 ans que nous le vivons d’une certaine manière avec le handicap, faute de ne pouvoir « sortir » ou nous déplacer à notre guise, faute d’invitations car « ce ne sera pas possible avec leur fils handicapé ». Combien de soirées, de fêtes, de spectacles, de films ou pièces de théâtre manqués…

Mes ambitions personnelles et mes rêves ? Si je n’étais pas trop mal parti dans ma petite carrière de réalisateur, j’ai compris son inadéquation avec les besoins spécifiques de Lou (la création artistique s’accommode difficilement avec des impératifs familiaux stables et elle nécessite une certaine forme d’égoïsme : aller au bout de son trip), mais en l’abandonnant, j’ai compris que la plus belle réalisation que l’on puisse faire est celle de réussir sa vie, d’en faire la plus belle des fictions.

Nous avons tous nos souffrances, nos blessures. La vie est ainsi faite, construite sur la condition humaine : une finitude insupportable… à moins de comprendre que ce que nous semons tout au long de notre vie nous survivra : nos enfants, nos réalisations, nos engagements. Une goutte d’eau, certes invisible aux yeux du monde, mais est-ce cela le plus important ? Les femmes et les hommes publiques paient cher leur intimité volée pour figurer dans les livres d’histoire. Leur bonheur et richesse sont souvent illusoires. Je l’ai vu tant de fois lorsque je côtoyais des « stars ».

Face aux obstacles de la vie, face au « Pourquoi » de l’injustice (Pourquoi moi ? Qu’ai-je fait ? et ses multiples déclinaisons), il n’y a qu’une solution : le « Pour Quoi » (pour faire quoi). Comment vais-je rebondir, me reconstruire, faire « avec » ? Cela s’appelle la RESILIENCE et c’est LA clé de toute la vie avec celle du PARDON. Je ne peux souhaiter que la résilience à quiconque face à la mort, la maladie, l’échec amoureux, la perte d’un emploi, …

A la question de l’indécence du bonheur, je répondrai donc non, en ce qu’elle ne se veut pas ostentatoire, mais juste un regard sur les petits bonheurs simples de la vie que nous pouvons tous réaliser même dans la pire des situations, ou à tout le moins dans lesquels on peut se reconnaître dans nos aspirations légitimes.

A la question de le rendre public, ce sera cent fois, mille fois oui, car ce genre de discours est étouffé dans les médias sous prétexte que « les gens heureux n’ont pas d’histoires » et n’intéressent personne, ce qui est triplement faux : la quête du bonheur est une saga faite de hauts et de bas, elle est vibrante et vivante. En cela, elle peut intéresser les gens. Et il en va de même pour le partage des incroyables talents musicaux de Lou.
Le personnage de Roberto Benigni dans « La vie est belle » est en cela inspirant. Combien de fois, aujourd’hui encore, ne suis je pas occupé à prendre sa posture pour rassurer mon extraterrestre habité par des peurs irrationnelles ou bien réelles, telle que la mort.

« Il faut croire au bonheur, ne serait-ce que pour donner l’exemple » (Prévert)

Luc Boland
Communément appelé aujourd’hui « Le papa de Lou » et pour cause après 17 ans de partages de cette folle aventure sur le net et ailleurs. 😉