samedi 21 janvier 2012

« Je veux malo » (Le petit décodeur)


Ayant accepté de répondre à un questionnaire pour le mémoire d’une étudiante grecque sur le thème « Le cinéma et le handicap », une de ces questions a relancé la machine aux souvenirs :
- When you were collecting information for making the film were there any surprises ? What did this mean for the film? (« Quand vous vous êtes documenté pour faire le film, avez-vous eu des surprises ? » et « Qu’est ce que cela a impliqué dans le tournage du film ? »)
J’ai donc commencé à répondre ce qui suit, avant de m’emporter dans un récit que je vous partage.
Etant protagoniste du film, puisque papa du sujet (mon fils), je n’ai pas eu besoin de « préparation » pour le film, ni de documentation à rechercher :  je savais ce à quoi j’étais confronté et c’était ma connaissance de mon fils qui m’amenait à raconter sa vie, en expliquant précisément son monde à lui. La difficulté était par contre de bien expliquer cela au travers des images.
Mais lorsque je le filmais, j’étais totalement avec lui. L’image au travers de la camera me donnait l’impression d’être totalement « en lui ». Je voyais l’image saisissante de ce qu’il était au travers de son expressivité, dans ses limitations mais aussi et surtout dans sa sincérité qui est précisément SA  « valeur », son immense qualité. C’était ça que je voulais montrer et raconter.
Par contre j’ai eu des surprise aux rushes lorsque je visionnais certaines scènes 20 ou 30 fois, afin de tenter de comprendre les constructions de phrase de Lou, alors âgé de 6 ans. Il arrivait fréquemment que ses propos soient incompréhensibles. A les visionner maintes et maintes fois, je finissais finalement par décoder puis traduire ce qu’il voulait dire. Un exemple :
Dans une scène, sa maman lui demandait de s’exercer aux premières notions du braille à l’aide d’une grande plaquette en plastique, venant d’un jeu « des familles » absolument pas prévu à cet effet, mais qui représentait exactement les six points du braille positionnés dans l’espace et agrandis de manière démesurée. L’objectif était de lui apprendre à repérer dans l’espace les six points qui de manière variable, constituent chaque lettre de l’alphabet braille.  L’exercice consistait à intégrer les notions indispensables de droite et de gauche, de haut, milieu et bas. Le B.A.BA.
Sa maman lui tenait légèrement le poignet, juste comme un guide pour prévenir ses refus ou ses gestuelles désordonnées qui porte le joli nom de « gestes de réassurance ».
Lou était à cette époque une boule d’émotions exacerbées et parfois confuses, ne parvenant pas à rationaliser celles-ci. Joie, tristesse, peur et parfois colère n’avaient pas de frein. Il pouvait ainsi rire pendant une heure d’une blague tout comme il pouvait pleurer sans fin un événement qui l’avait effrayé deux heures avant.
En cause, cette foutue déficience du septum pellucidum, cette cloison absente chez Lou et qui sépare les deux hémisphères du cerveau… A ce jour encore, la science et donc la médecine ne connaissent pas grand chose quant à  la fonction ou l’utilité de cette membrane. Soit. Retour à la scène.
La main de sa maman faisait office de guide, tel la grille d’une boîte de vitesse d’une voiture au point mort, pendant que le poignet et main de Lou en était le manche, libre de mouvement, mais néanmoins limités. A charge de Lou avec son index, de s’orienter vers telle ou telle direction demandée. « En haut à gauche ». « En bas, à droite ».
C’était un jour où il n’était pas coopératif. Sans raison apparente, comme souvent. Si ce n’est, rétrospectivement, peut-être la fatigue liée au décalage de son cycle de production de mélatonine* – chose que nous avons suspectée, fait objectiver puis "soigner" cinq ans plus tard.
Lou râlait et disait dans cette scène où il ne voulait pas s’exercer pour l’école : « Je veux malo ». Ce qui ne veut rien dire. A moins que je sois con, ce qui est possible…
A la dixième vision ou plus, j’ai enfin compris qu’il voulait dire : « Je veux mal haut ». Traduisez : « Je ne veux pas faire ce que tu me demandes ».  Retraduisez : « Je ne veux pas mettre mon doigt en haut », combiné à : « Je veux mal le faire ». Ce qui donne : « Je veux mal haut ». C.Q.F.D.
Si je dois être honnête, j’avouerais que je suis arrivé à décoder l’un ou l’autre propos de Lou seulement au moment où la bande son du film fut terminée et mixée. C’est dire... De toute façon, j’avais fait le choix et la foi en l’intelligence du spectateur de ne pas tout expliquer. Le film était déjà tellement bavard... Ainsi suis-je.
Tout cela m’amène à deux conclusions :
La première, c’est de me dire qu’à voir notre bonhomme aujourd’hui, je réalise le chemin parcouru depuis cinq ans ! A l’époque, j’aurais signé des deux mains pour qu’adulte, nous arrivions au résultat (provisoire) qui est le sien aujourd’hui.
La seconde, est de me demander combien d’enfants ou d’adultes en situation de handicap mental et/ou verbal sont incompris, à défaut de prendre le temps de les analyser, alors que leurs propos répondent sans doute à un langage qui leur est propre, avec par exemple des raccourcis incompréhensibles.
Voici donc pour ceux qui n’auraient pas vu le film, la fameuse scène évoquée.
* Mélatonie : hormone naturelle du sommeil.

2 commentaires:

Corinne a dit…

La voix de la sagesse est la tienne, Professeur Tournesol. Tu nous donnes des leçons tous les jours. Dommage que les "solutions" ne soient pas appliquées à maints niveaux ...
Bises à toute la tribu

Berlebus (alias Luc Boland) a dit…

@ Corinne : il y a un peu (beaucoup) d'utopie dans ma conclusion car cela nécessiterait des moyens énormes, mais quelles économies futures pour la Sécu avec ces enfants devenus adultes qui gagneraient en autonomie.
;-)