mercredi 13 avril 2016

Un autre monde (PhiLousophie)

Cela fait bien 7 ans que j’ambitionne de mettre en mots la petite musique qui ne me quitte plus jamais et qui hante mon âme. Nourrie de si nombreuses expériences de vie, elle est devenue une partition, au travers de l’expérience hors normes sous bien des aspects avec Lou.
Combien de notes, de réflexions, d’introductions ai-je commencé au gré du temps. A chaque fois l’abandon, face à un sentiment d’imposture, de peur du « qu’en dira-t-on », de la critique de ceux qui se revendiquent à raison ou à tord être des intellectuels.
Mais cette fois, j’ai enfin trouvé l’angle d’attaque que je cherchais.
En voici l’introduction. Ainsi ne pourrai-je plus m’échapper. Reste à trouver du temps.


Un autre monde
PhiLousophie
D’un monde à l’autre. Tel eût pu être le titre. Mais l’un et l’autre ne forment qu’un.
Un autre monde, tel celui dans lequel la vie nous a plongé : l’expérience singulière de devoir « élever » un enfant hors du commun.
Un autre monde, tel celui vers lequel l’humanité devra se tourner, au risque sinon de sombrer dans le chaos des plus sombres pages de son histoire.
Un autre monde : parce que changer la complexité inextricable de celui dans lequel nous vivons, passera par la construction d’un autre modèle parallèle qui, petit à petit, éteindra les anciens paradigmes.
D’un monde à l’autre, tel est le postulat de cet ouvrage : vous emmener aux racines même de l’humain au travers de notre vécu avec Lou et les multiples enseignements qui s’y sont révélés, jusqu’à les confronter au monde et la crise sociétale qu’elle traverse en ce début de 21ème siècle.
Pour ambitieux qu’ils soient, ces propos me semblent d’une logique implacable pour autant que vous, chère lectrice, cher lecteur, acceptiez, tout comme nous avons du le faire face à notre enfant, de mettre de côté vos acquis et certitudes, vos savoirs et connaissances, afin de remonter aux racines de notre condition humaine qui seules, devraient guider la marche du monde.
Du pourquoi ?

Est-ce la présence de Lou qui nous a obligé, mon épouse et moi, à reconsidérer les moindres évidences, qu’elles soient d’ordre social, philosophique ou pragmatique – l’ordre des choses ou simplement la logique des lois universelles - ?
Est-ce cette commotion cérébrale sévère, survenue à mes neuf ans, et qui fait que depuis lors, il m’est impossible d’enregistrer tout raisonnement théorique – qu’il soit mathématique ou philosophique – à défaut de l’expérimenter par moi-même, seule condition à leur intégration, et qui m’a amené tout au long de ma vie à expérimenter tout et son contraire, pour tenter tout simplement de construire mes propres raisonnements et représentations ?
Est-ce ce serment de mes cinq ans, d’éradiquer tous les nez et tous les yeux rouges de la planète, lorsque placé dans des familles d’accueil, suite à l’internement de ma maman, je tentais de comprendre ses souffrances psychiques ? Ou sont-ce ces insupportables images de souffrance qui faisaient la une de Paris-Match dans le kiosque à journaux de mon enfance ?
Est-ce ce sentiment que la petite voix intérieure qui ne s’est jamais éteinte en moi, recèle quelque chose d’universel en chaque être humain et que cette voix n’a plus droit de citer dans le grand concert intellectuel, où il convient de prendre ses distances face à l’émotionnel ?
Est-ce enfin le déclin des religions en occident qui nous plonge dans un monde sans plus de repères moraux ?
Poser ces questions est y répondre et mes motivations sont claires. Mais il est certain que l’incident déclencheur, celui qui m’amène à coucher ici ces mots, porte un nom : Lou.


Un autre monde : Lou
(Première partie)

Lou est né en 1998. Il est porteur d’un syndrome dit « orphelin » de par sa rareté (le Syndrome de Morsier, appelé aussi la Dysplasie Septo-Optique) qui touche, dans les cas sévères comme lui, un enfant sur dix millions. Il s’agit d’une malformation congénitale du cerveau dont on ne connaît toujours pas à ce jour les causes.
Lou est né avec les nerfs optiques atrophiés – il est donc aveugle -. Il n’a pas non plus d’odorat et par conséquent un goût altéré. Sa communication au monde se résume donc essentiellement à l’ouïe et au toucher.
La restriction de ses sens ne lui permet pas de se construire par l’observation et le mymétisme comme le fait n’importe quel enfant en bonne santé. C’est par ailleurs la première source d’apprentissage du nourrisson : l’observation et l’éveil de ses sens. Cette absence de stimuli et cette perte de « sens » ont pour conséquence que nombre d’aveugles de naissance développent une forme d’autisme que l’on appelle le blindisme, un renfermement sur soi généré par l’incompréhension du monde dans lequel ils évoluent. Lou n’y échappe pas, mais fort heureusement, le blindisme peut être totalement réversible.
A ces déficiences sensorielles se rajoute un dysfonctionnement de l’hypophyse, grand ordonateur et régulateur de tout le système hormonal. Il a par conséquence un dérèglement de la thiroïde et de multiples insufisances hormonales : la vasopressine (hormone anti-diurétique) , les hormones de croissance et du sommeil (mélatonine), la cortisone et probablement d’autres hormones non objectivables telle que l’ocytocine –mais j’y reviendrai-.
Enfin, Lou n’a pas de septum pellucidum qui est la cloison qui sépare les deux hémisphères du cerveau. Nul ne peut définir aujourd’hui la fonction de cette cloison.
A ce jour, aucune recherche médicale ou scientifique ne permet de cerner les incidences des ces insuffisances structurelles du cerveau sur les facultés mentales d’un être humain. Le pronostic énnoncé lors du diagnostic ne se base que sur l’observation des prédécesseurs, devenus adultes. On y constate une grande variabilité, faite de handicaps mentaux sévères à quasi inexistants.
Pendant ce temps là et auprès des professionnels du terrain, une confusion permanente existe entre les comportements liés à la cécité (le blindisme) et ceux consécutifs aux défauts structurels du cerveau. Nous avons sondés de nombreux professionnels, des neurologues, psychologues en passant par les pédo-psychiâtres. Pas un n’a réussi à cerner les comportements de Lou et à en dresser un portrait psycho-médical intégrant tous les paramètres. Nous avons même dû corriger un psychiâtre de renom qui confondait précisément un comportement de Lou lié au blindisme à de l’autisme.
Par ailleurs, le monde médical et la recherche en sont encore aux balbutiements quant à la fonction de cette membrane dont Lou est exempt, et quant à la complexité et la subtilité du système hormonal qui, outre la fonction de réguler de nombreuses fonctions vitales, régule aussi nos humeurs et nos émotions. Aux Etats-Unis, les parents d’un enfant porteur de ce syndrome doivent signer un document, reconnaissant l’autisme de leur enfant, pour être admis dans une prise en charge éducative spécialisée, centrée sur… l’autisme. Certes, il ya de nombreux points communs entre l’autisme et le schéma mental de certains enfants porteurs du syndrome de Morsier, de même, je n’ai aucun à piori de reconnaître mon fils comme étant porteur d’autisme, mais c’est dire si cette prise en charge n’est pas réellement adaptée à la spécificité de ce syndrome inconnu et qu’aucune pédagogie appropriée n’a encore été investiguée, à l’exception d’une recherche sur l’attrait à la « musicalité » des enfants porteurs de ce syndrome.
En ce qui concerne Lou, il est clair qu’à force d’observations, nous en sommes arrivés à dresser un portrait psychologique de son dysfonctionnement intellectuel. Lou vit essentiellement dans la sphère émotionnelle, récréative, affective et créative. A contrario, il est – était devrais-je dire - exempt de rationnalité. Les « Qui suis-je ?», « Où vais-je ?», « Que fais-je ?» dépassaient son entendement. Du haut de ses dix huit ans aujourd’hui, bien que les questionnements existentiels doivent toujours être stimulés, il parvient de mieux en mieux à gérer ses émotions et à accomplir certains raisonnements. Ces progrès se sont réalisés au prix d’un « training » quotidien dans notre relation intellectuelle et physique avec lui. Mais je reviendrai plus loin sur cette relation singulière.

Revenons à la case départ.
Imaginez devoir élever un enfant porteur de telles caractéristiques !
Imaginez un petit enfant, dans l’incapacité de se concentrer plus d’une poignée de secondes, de gérer ses émotions, et ultrasensible à celles des autres qu’il fait siennes, au point de se gorger comme une éponge du moindre stress qu’il peut ressentir à des mètres à la ronde. Un enfant totalement égocentré – à ne pas confondre avec le caractère égocentrique qui est un acte volontaire -, pour qui le monde et « l’autre » sont des outils, des jouets, des relations qui se doivent de répondre à ses demandes et besoins. Un enfant « sauvage » qui se reclut dans la reconduction des expériences positives passées et qui s’oppose à toute nouveauté, de quelqu’ordre que ce soit : ludique, éducatif, occupationnel ou culinaire. Un enfant terrorisé par la moindre expérience négative ou douloureuse qu’il perçoit comme autant d’agressions injustifiées et qu’il exprime en retour par une autre agressivité. Un enfant qui s’enferme dans l’écholalie, dans des gestes et mouvements répétitifs. Un enfant qui ne connaît pas non plus de freins à ses émotions.
Ainsi, pouvait-il rire d’une blague deux heures après celle-ci, avec toujours le même plaisir d’une fraîcheur sans cesse réinventée. Ainsi pouvait-il aussi être inconsolable des heures après avoir pris peur. Il nous fallait une infinie patience pour arriver à le raisonner, construisant, carte après carte un fragile château, fait de petites logiques sensées l’ancrer dans le présent. Les « C’est fini », les « C’est un incident qui ne se produira plus » et autres arguments pragmatiques faisaient peu à peu leur effet à grands renforts de câlins et de voix rassurantes. Mais il arrivait qu’à peine hissé au sommet de l’édifice sensé le rassurer, sans raison apparente, il ressombrait dans un chagrin profond comme si nos propos n’avaient jamais existé. Je me rappelle à ce propos un extrait du documentaire « Lettre à Lou » que j’ai réalisé où j’aborde les situations inconsolables de Lou. C’était lors d’un goûter où Lou, cinq ans, écoutait comme à son habitude une cassette audio pour s’occuper tout en mangeant. La conjonction du « clac » de l’interrupteur qui s’est déclenché lorsque la bande est arrivé à la fin de la lecture, couplé à la main que j’ai posé sur son épaule pour le saluer, l’a fait sursauté et mis dans une peur insoluble. Deux heures durant, sa maman et moi-même l’avons consolé dans nos bras, rassuré tant et plus. Deux heures pendant lesquelles il refaisait surface en psalmodiant nos propos pour se convaincre lui-même, avant de s’effondrer à nouveau dans le chagrin. C’est au bout de ces deux longues heures que je me suis décidé à aller chercher ma caméra pour témoigner de cette situation. A revoir ces images et malgré mes explications, c’est comme si l’événement s’était produit cinq minutes auparavant.

Tel était Lou dans sa petite enfance, dans une absence asourdissante de toute forme de soutien de la part de professionnels pour qui ce syndrome reste un mystère.

(à suivre...)

2 commentaires:

Valérie C a dit…

Merci Luc pour ce récit précieux et indispensable, comme vous le dites dans l'introduction. Puisse la PhiLousophie rayonner un jour suffisamment que pour faire écran contre la mort intérieure qui menace tant de gens dépassés par une société ou la compétition et l'argent règnent en maîtres absolus. I have a dream...

Corinne a dit…

Je ne vais pas paraphraser le commentaire de Valérie C que je rejoins.
Merci Luc